Territorialisation et écologisation dans la filière forêt-bois: une rencontre fortuite ?

Depuis les années 1990, nous assistons à l’émergence de nouvelles rhétoriques prônant d’une part le rôle des forêts et du bois dans la résolution des problèmes environnementaux et, d’autre part, la relocalisation ou l’ancrage des entreprises de la filière dans les territoires. Les milieux forestiers sont ainsi plébiscités en tant que fournisseurs d’habitats pour la biodiversité et également, plus récemment, en tant que fournisseurs de services écosystémiques de régulation (séquestration du carbone) et de production (produits bois). Sur l’autre versant, la relocalisation des activités de la filière bois devient un des composants du développement territorial durable. Le territoire du PNRBV ne fait pas exception, comme l’atteste sa charte :  

« Notre ambition est que ce territoire -Parc des Ballons des Vosges- soit de plus en plus autonome : autonomie énergétique, autonomie fourragère pour nos agriculteurs de montagne, mais aussi autonomie alimentaire, autonomie dans nos filières bois : construisons avec plus de matériaux locaux. » (Charte PNRBV, p. 13)

« Valoriser la filière bois-construction en sensibilisant les consommateurs à l’usage du bois local, à l’architecture écologique adaptée au territoire et promouvoir les circuits de distribution locaux. » (Ibid, p. 56).

Dans ce travail préliminaire au VR 4 d’AFFORBALL, nous nous interrogeons sur les raisons de l’émergence concomitante des concepts d’écologisation et de territorialisation et leur mobilisation conjointe dans l’invention et la mise en œuvre de futurs durables. En particulier, nous cherchons à savoir si les deux processus, aujourd’hui perçus comme complémentaires, ont émergé de manière parallèle ou si l’un a engendré l’autre.

Le théâtre du peuple à Bussang entièrement construit en bois local et classé Monument Historique en 1976 (photo: Matthieu Edet)

L’écologisation dans le secteur forestier : genèse politique et implications territoriales

Les dernières décennies ont vu l’émergence de nouvelles problématiques environnementales, aussi bien locales que globales. Si, dans un premier temps, les systèmes forestiers se sont vus attribuer le rôle de victimes de ces crises écologiques (pluies acides et déforestation dans les années 1980 et 1990), la communauté internationale a progressivement pris conscience depuis le début des années 1990 de la force et de la spécificité de ce secteur capable de contribuer, notamment, à la régulation des changements climatiques et de l’érosion de la biodiversité.

Pourvoyeuse de bois, substitut aux énergies fossiles et aux matériaux polluants, et d’habitats pour de nombreuses espèces, la forêt se retrouve aujourd’hui à la fois au cœur des politiques de protection et de régulation environnementales tout en subissant de plein fouet les premières conséquences des modifications de ce même environnement. Dans le PNRBV, comme dans toutes les zones de montagne et de moyenne montagne, ces perturbations sont susceptibles d’entraîner des modifications plus importantes encore dans les écosystèmes, affecter la production forestière et la provision d’aménités, notamment paysagères. Récemment, la médiatisation des dépérissements massifs de résineux a dévoilé au grand jour la rapidité et l’intensité avec lesquelles les systèmes forestiers sont affectés dans le massif vosgien.

Les territoires comme échelle pertinente pour l’émergence d’alternatives écologiques

En sus de ces changements environnementaux, on assiste aujourd’hui à une restructuration des territoires ruraux faisant face à une combinaison de bouleversements en termes démographiques, sur le plan économique ou encore dans la mise en œuvre de l’action publique, amenant à questionner les pratiques instituées. Ainsi, à côté de la globalisation accélérée qui a conduit à la création d’un paysage économique dominé par quelques groupes d’envergure internationale (citons par exemple le papetier Norske Skog ou le fabricant de panneaux Eagger dans le département des Vosges), on observe depuis une vingtaine d’années un nouveau phénomène de régionalisation (Keating, 1998), faisant des territoires une échelle pertinente pour penser les stratégies de développement (Pecqueur,  2009).

Ce phénomène débouche sur des démarches de différenciation et la mise en place de systèmes productifs locaux (clusters, milieux, pôles de compétitivité) en activant des spécificités territoriales et exogènes, centrés sur la capacité d’intégration à l’économie mondiale. Dans ce contexte, les pouvoirs publics organisent la mise en œuvre de politiques visant à renforcer les coopérations à différentes échelles. Dans ce contexte, il est intéressant de noter que les questions de développement économique et de prise en compte des facteurs environnementaux (limitation des pollutions, aspects paysagers) se trouvent régulièrement en coévolution, le développement pouvant tout aussi bien être contraint qu’engendré par les conditions environnementales (Maillefer, 2009 ; Zuindeau, 2005).

Parmi les démarches ayant à ce jour abouti, les chartes forestières de territoire (CFT) mises en œuvre à partir de 2001 et les plans de développement de massif (PDM) en 2004, proposent d’allier concertation multi-acteurs et gestion forestière durable (principes de gestion forestière, gestion du renouvellement, provision de services écosystémiques). Leur mise en œuvre peut dépendre d’un processus soit ascendant (cas des CFT), soit descendant (cas des PDM) mais dont les modalités opérationnelles sont déléguées aux acteurs locaux.

Par ailleurs, cette dynamique de régionalisation s’observe également au travers de la définition des politiques nationales ainsi que des travaux académiques et expertises sur lesquelles elles s’appuient (Roux et al. 2017). La descente d’échelle dans la définition des objectifs s’inscrit alors dans une volonté d’optimiser la production de services écosystémiques en spécialisant les territoires (land sparing), spécialisation qui devient alors, à son tour, facteur d’écologisation des pratiques.

Vers des modèles d’innovation durable à l’échelle du territoire

La montée en puissance des thématiques territoriales et écologiques dans les discours et les politiques nationales et internationales se traduit de manière opérationnelle par leur prise en compte dans les modèles de développement régionaux et la conception d’outils d’évaluation dédiés. Cette prise en considération croisée est notamment observable à travers les nouvelles approches de l’innovation portées par les sciences régionales et la conception de méthodes d’évaluation environnementale au niveau local (analyses de flux, analyses de cycle de vie, empreintes carbone), auxquelles recourent notamment les décideurs politiques et praticiens de l’écologie industrielle et territoriale.

Ainsi, le modèle d’innovation durable présenté par Kébir et al. (2017) propose de s‘intéresser aux outils dont se dotent les acteurs économiques et institutionnels pour opérer une transition vers un mode de développement durable. Dans ce cadre, les innovations durables se caractérisent en ce qu’elles associent pleinement les facteurs environnementaux et sociaux à un objectif d’amélioration de la compétitivité dans une logique d’ancrage territorial.

Dans le secteur agricole, l’intégration croisée des processus de territorialisation et d’écologisation a conduit au développement d’innovations et de systèmes productifs alternatifs plus précocement que dans le secteur forestier. On peut noter, par exemple, l’émergence dans les années 2000 d’une littérature spécifique aux systèmes agroalimentaires localisés (SYAL), modes d’organisation de la production et de la distribution agroalimentaire basé notamment sur un resserrement des liens entre production et consommation. Néanmoins, la transposition de ces modèles au secteur forestier n’est pas immédiate, notamment car les produits bois ne constituent pas des repères identificatoires aussi forts que les aliments mais aussi car elle oblige à interroger la compatibilité entre démarche territoriale et développement durable dans les secteurs des matériaux et de l’énergie (Dehez, Banos, 2017).

Dans ce cadre, le bois énergie est le matériau dont le développement territorial a peut-être été le plus fort suite aux politiques d’écologisation nationales. Les plans bois énergie portés par l’ADEME se traduisent, depuis une vingtaine d’années, par une importante augmentation du nombre de chaufferies individuelles et collectives et une recomposition des « territoires de l’énergie ». A ce titre, la Fédération nationale des communes forestières (FNCOFOR) a joué un rôle important en impulsant la mise en place de plans d’approvisionnement territoriaux (PAT) dans le cadre du programme national « 1000 chaufferies bois pour le milieu rural » de l’ADEME (2007-2012).

Hors projets publics, plusieurs projets associatifs mettent en place et soutiennent des modes de production et de distributions en marge des circuits classiques, comme les AMAP bois encouragées par le Réseau Alternatives Forestières (RAF), promoteur d’une gestion forestière extensive.

La chaufferie bois de la commune de Fraize (photo: Mairie de Fraize).

Une nouvelle génération de CFT tournée vers un développement local et durable ? Le cas du pays d’Epinal (Vosges)

Face à ce constat et dotées de nouveaux outils, certaines collectivités choisissent d’intégrer la filière forêt-bois comme véritable outil de développement du territoire. C’est notamment le cas du Pays d’Épinal Cœur des Vosges, dans la zone périphérique immédiate du PNRBV.

L’origine de ce projet remonte en novembre 2011, lorsque le Syndicat Mixte du Pays d’Épinal Cœur des Vosges dépose un projet de pôle d’excellence rurale (PER) de structuration de la filière bois feuillus des Vosges auprès de la DATAR. Ce projet vise à développer un écosystème territorial autour de l’économie de la forêt et du bois, notamment à travers la valorisation d’essences locales, au premier rang desquelles le hêtre. Il porte sur la réalisation de trois actions principales : une couveuse d’entreprises dédiées au bois, un atelier bois géré par l’Office National des Forêts (ONF) et un parc résidentiel de loisir, les « Woodies ». On remarque par ailleurs la volonté de ne pas clusteriser le développement autour du seul pôle éco-industriel de Golbey, mais bien de répartir les retombées sur l’ensemble du territoire (par exemple aux Voivres, 315 habitants).

La filière forêt-bois comme outil de développement territorial sur le PETR Pays d’Épinal (tiré de Lenglet et Caurla, 2020)

L’ensemble des actions est structuré avec la mise en place de la marque « Terres de Hêtre » en 2013. Portée par la collectivité, elle se voit confier la mise en place d’une nouvelle CFT à l’échelle du PETR reposant sur des principes de gestion forestière durable et de valorisation des essences forestières locales. Le choix de miser sur la valorisation –  très marginale en France – des bois feuillus en construction s’inscrit dans une volonté de réactivation d’une ressource territoriale latente et de la mobilisation d’un réseau d’acteur autour d’un projet de développement durable et local (Janin, 2015). Aujourd’hui, le projet continue d’évoluer avec actuellement une réflexion sur la mise en place d’une scierie pour le hêtre, qui serait implantée sur le territoire. Nous contribuons dans la suite du VR4 d’AFFORBALL au travail de scénarisation prospective pour ce projet.

Les “woodies”: gîtes en bois sur la commune de Xertigny (photo: Jonathan Lenglet)

Cette CFT illustre bien la convergence possible entre les discours favorables à l’écologisation des pratiques (gestion durable, circuits-courts, matériau bois) et prônant une reterritorialisation des activités (transformation locale, création d’entreprises en milieu rural, garantie d’approvisionnement) au sein de projets de développement local intégrant la filière forêt-bois. Ces initiatives sont portées par des acteurs différents acteurs en capitalisant, par un jeu de proximités, sur les connaissances acquises au cours des différents projets, formalisées ici à travers la démarche « Terres de Hêtre ». Les actions de relocalisation et de valorisation des aspects environnementaux sont donc largement mises en œuvre sur le terrain. Cependant, rares sont les outils qui permettent de réellement apprécier les retombées de ces projets.

Évaluer la durabilité : l’apport croisé des sciences environnementales et économiques dans la caractérisation des processus de territorialisation et d’écologisation

Comment évaluer les impacts environnementaux et, par extension, le degré d’écologisation de ces mesures de manière objective ? Cette question ouvre la voie à l’utilisation de méthodes intégrées et interdisciplinaires pour évaluer la durabilité environnementale des systèmes forestiers territorialisés.

L’évaluation de la durabilité des systèmes peut être appréhendée à travers des méthodes issues des sciences de l’environnement, parmi lesquelles l’analyse de flux de matière (AFM) qui a notamment été développée pour les objets de type filière. Le projet AF Filières financé par l’ADEME propose ainsi de fournir aux régions françaises un outil de gestion durable des filières biomasse (filières forêt-bois, agricoles et alimentaires), cohérent avec la vision nationale, à travers l’analyse systématique des flux de matières qu’elles mobilisent.

Représentation des flux de bois régionaux issus de l’Analyse de Flux de Matière sous forme de Diagramme de Sankey (source: projet AF Filières, https://www.flux-biomasse.fr/)

L’Analyse de Cycle de Vie territoriale permet quant à elle de réaliser l’évaluation environnementale exhaustive d’un territoire en identifiant les transferts de pollutions entre catégories d’impacts environnementaux (approche multicritère) et entre territoires (perspective cycles de vie). Néanmoins, une critique récurrente de ces méthodes d’évaluation tient en leur difficulté à tenir compte des comportements économiques non-linéaires. C’est cette difficulté que nous cherchons à surmonter dans la suite du VR4 en couplant les modèles des sciences économiques et les outils issus des sciences de l’environnement pour l’étude des dynamiques à l’échelle des territoires puis en développant un indicateur, l’éco-efficience régionalisée et en l’appliquant à des scénarios de développement régionaux.

Conclusion

La montée en puissance des processus couplés d’écologisation et de territorialisation a été progressive dans la filière forêt-bois. Apparus en réaction à des problématiques globales (changement climatique, érosion de la biodiversité, mondialisation et capacité d’action des acteurs locaux), leur intégration dans les modèles conventionnels et alternatifs de développement ouvre de nouvelles perspectives opérationnelles mais aussi de nouveaux champs de recherche. Ecologisation et reterritorialisation apparaissent davantage comme des processus concomitants, opérant à un moment clé dans la réorganisation des systèmes productifs et se nourrissant réciproquement, plutôt que réellement la cause ou la conséquence l’un de l’autre.

La reconquête du matériau bois à la fois dans les discours politiques et dans les campagnes de promotion nationales permettent aux acteurs industriels et territoriaux de légitimer de nombreuses actions locales de développement économique sur une base argumentaire écologique. Levier d’action commode sans aucun doute, cette rhétorique ne doit néanmoins pas occulter les questions de fond et l’objectivation nécessaire à l’évaluation de ces processus et de leurs conséquences. Le besoin de reterritorialiser les activités engendre la mise en place d’actions mobilisant une rhétorique environnementale très présente sans pour autant présenter les moyens de leur évaluation. C’est pour contribuer à combler cette lacune que nous avons construit le programme de recherche de la suite du VR4, en se fondant sur la combinaison de modèles économiques et d’outils d’évaluation environnementale pour apporter aux décideurs un service supplémentaire pour l’évaluation des pratiques.

Références

Dehez, J., Banos, V., 2017, « Le développement territorial à l’épreuve de la transition énergétique. Le cas du bois énergie », Géographie, économie, société, vol. 19, n° 1, p. 109-131.

Janin, C., Peyrache-Gadeau, V., Landel, P.-A., Perron, L., Lapostolle, D., Pecqueur, B., 2015, « L’approche par les ressources : pour une vision renouvelée des rapports entre économie et territoire », in Torre, A., Partenariats pour le développement territorial, Versailles, Editions Quae, “Update Sciences & Technologies”, p. 149-164.

Keating, M., 1998, The New Regionalism in Western Europe. Territorial Restructuring and Political Change. Edward Elgar, 256 p.

Kébir, L., Crevoisier, O. Costa, P., Peyrache-Gadeau, V., 2017, Sustainable innovation and regional development: rethinking innovative milieus, New horizons in regional science, Cheltenham, UK: Edward Elgar Publishing, 288 p.

Maillefert, M., 2009, « Action collective territoriale et modèles de développement régionaux : Le cas de trois sites de la région nord-pas de calais », VertigO, vol. 9, n° 2, 16 p.

Pecqueur, B., 2009, « De l’exténuation à la sublimation : la notion de territoire est-elle encore utile ? » Géographie, économie, société, vol.1, n° 11, p. 55-62.

Roux A., Dhôte J.-F. (coordination), 2017, « Quel rôle pour les forêts et la filière forêt-bois françaises dans l’atténuation du changement climatique ? Une étude des freins et leviers forestiers à l’horizon 2050 », Rapport d’étude INRA et IGN, 101 p.

Zuindeau, B., 2005, « Externalités environnementales et territoires : une approche en termes de proximités », in Lacour C., Perrin E., Rousier N., Les nouvelles frontières de l’économie urbaine, La Tour d’Aigues, éditions de l’Aube, série bibliothèque des territoires, p. 126-143.

Pour en savoir plus

Le travail ici fait l’objet d’un article accepté pour publication pour le numéros thématique “Ecologisation et territorialisation. Le local est-il durable ?” de la revue Développement Durable et Territoires: Lenglet, J., Caurla, S. 2020. Territorialisation et écologisation dans la filière forêt-bois française : une rencontre fortuite ?

Contacter les auteurs: jonathan.lenglet@agroparistech.fr et sylvain.caurla@inrae.fr