Combiner approches qualitatives et quantitatives pour la scénarisation prospective

La question de la scénarisation est centrale lorsqu’il s’agit de penser les futurs à l’échelle d’un territoire. Les scénarios sont particulièrement importants afin de projeter les conséquences d’un choix, qu’il soit de nature économique, environnemental, politique ou social. Dans cette contribution au VR 4, nous combinons des outils qualitatifs et quantitatifs issus de la recherche appliquée pour l’évaluation prospective de la fourniture des services écosystémiques (SE) forestiers sur une partie du territoire du PNR consécutivement à un choix d’aménagement économique.

L’objectif de la méthode proposée n’est pas d’évaluer la fourniture de la totalité des SE de manière exhaustive mais plutôt de démontrer la possibilité de modéliser leurs interactions mutuelles en tenant compte des dynamiques spatiales et temporelles. Pour cela, nous nous sommes concentrés sur trois SE appartenant à trois catégories différentes: la production de bois (service de production), la capacité d’atténuation du changement climatique de la filière forêt-bois, c’est-à-dire la combinaison des effets séquestration et substitution de carbone (service de régulation) et la récréation en forêt (service culturel).

La méthode vise ainsi à quantifier la fourniture de ces trois SE dans le cas d’un scénario d’aménagement prospectif sur le territoire par rapport à un scénario de « référence » représentant une projection de l’état actuel. Le scénario d’aménagement choisi consiste en la mise en place d’une scierie pour le bois de hêtre sur un site proche de l’usine de pâte à papier Norske Skog à Golbey (Vosges).

Figure 1: la ressource hêtre est abondante en Lorraine et dans les Vosges (photo: S. Caurla)

La méthode en un coup d’œil

La figure 2 ci-dessous décrit les différentes étapes et modèles utilisés dans l’étude. La trame narrative des scénarios est construite sur la base d’entretiens semi-directifs. Ces scénarios sont ensuite traduits en variables quantitatives qui sont injectés dans le modèle bioéconomique FFSM (French Forest Sector Model). Le modèle FFSM fonctionne sur une base modulaire et récursive et projette, dans le futur, la production de bois de hêtre et la capacité d’atténuation du changement climatique pour la France entière en les désagrégeant au niveau de pixel 8kmx8km. Des modèles de sélection de sites utilisent ensuite les sorties de FFSM afin de quantifier l’évolution de la récréation en forêt. En aval, la méthode produit une batterie d’indicateurs quantitatifs spatialisés permettant de décrire la fourniture des SE dans le scénario envisagé et en dynamique.

Figure 2: représentation schématique de la méthode déployée dans l’étude

« Story and Simulation Approach » : une approche hybride pour la scénarisation

Le défi du travail peut se résumer ainsi : produire des indicateurs permettant d’évaluer de manière quantitative les impacts d’un aménagement sur la provision de SE tout en faisant en sorte que le scénario d’aménagement simulé soit fidèle aux interrogations des porteurs de projet.

A ce titre, la construction de scénarios qualitatifs joue un rôle important dans l’appropriation des enjeux par les parties prenantes et permet de profiter de la richesse et de la variété des connaissances de l’ensemble des acteurs impliqués. Un inconvénient néanmoins est qu’ils ne répondent pas, par définition, à un impératif quantitatif. De même les hypothèses qui sous-tendent leur construction ne sont pas toujours transparentes et leur élaboration n’est généralement pas reproductible.

Pour pallier à cette difficulté, nous nous inspirons de l’approche « story and simulation » (SAS) développée par Alcamo (2008). Cette approche, elle-même inspirée de pratiques de scénarisation dans des instances internationales (e.g. Ecosystem Millenium Assessment et scénarios SRES du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) permet de combiner une approche qualitative des enjeux et une approche quantitative par la simulation pour étudier les conséquences d’un aménagement. La scénarisation se déroule en cinq grandes phases : entretiens semi-directifs avec des acteurs sur le terrain, explicitation d’un scénario sous forme d’une trame narrative, traduction quantitative du scénario, adaptation mutuelle du modèle au scénario et simulation.

Dans notre cas, les entretiens semi-directifs sont structurés selon un guide d’entretien spécifique à la nature des interviewés, en l’orientant sur la transformation du hêtre et la ressource hêtre. L’analyse de documents stratégiques et de communication comme les chartes forestières de territoire  ainsi que la participation à des réunions politiques permettent de compléter la récolte de données. L’ensemble de ces informations est ensuite synthétisé en un scénario qualitatif sous forme de trame narrative qui décrit les différentes dimensions du projet.  Puis, ce scénario est explicité à l’aide de variables quantitatives grâce à l’outil MICMAC de l’IGN. Le résultat de cette traduction quantitative est représenté dans le Tableau 1 ci-dessous faisant une description de chaque variable du scénario en lien avec les variables du modèle. Ce tableau est un outil important puisqu’il constitue le socle de dialogue et de travail commun entre l’équipe modélisatrice et l’équipe scénariste. Il permet également de discuter ce qui sera pris en compte dans le modèle et ce qui ne le sera pas.

Un scénario innovant autour de la mise en place d’une scierie pour le hêtre

Le scénario sur lequel nous avons travaillé s’inspire du projet de valorisation du hêtre porté par le Pays d’Epinal Cœur de Vosges, organisé autour de la marque collective Terre de Hêtre. Un bâtiment en bois technique financé par la collectivité à Xertigny fait office de démonstrateur pour prouver l’efficacité d’un système constructif à base de hêtre. Actuellement, les produits en hêtre dans ce projet sont fabriqués par le CRITT (Centre Régional d’Innovation et de Transferts Technologiques des industries du bois).

Figure 3: L’entreprise Il était un arbre, deuxième structure bénéficiant de la couveuse d’entreprise Terres de Hêtre, a installé sa première réalisation en hêtre, une « cabane » en 2017 sur la commune de Xertigny (Photo: Terres de Hêtre)

Pour pérenniser la dynamique de valorisation du bois local dans la construction, les acteurs du territoire réfléchissent actuellement à l’installation d’une scierie de taille semi-industrielle, capable de transformer du hêtre local de faible qualité en un produit technique utilisable en construction. Son installation est prévue à Golbey, au sein de l’écoparc du cluster Green Valley, à proximité de Norske Skog et Pavatex, en relation étroite avec les prescripteurs et les acteurs politiques et économiques. Pour répondre à la problématique de fuite de la valeur ajoutée – mentionnée dans la Charte Forestière de Territoire du Pays d’Epinal-, la pertinence de l’installation d’une scierie repose sur un approvisionnement sécurisé, une orientation vers des procédés innovants ainsi qu’une production de haute valeur ajoutée. Nous proposons dans les trois paragraphes qui suivent un résumé de la trame narrative du scénario permettant de satisfaire ces impératifs.

Un approvisionnement sécurisé

Dans le scénario envisagé, l’approvisionnement s’effectue en forêt publique par le biais d’une contractualisation annuelle avec l’ONF à hauteur de 50 000m3, pour un prix moyen façonné de 70 €/m3 en qualité C et D. Cet approvisionnement est complété par des ventes privées ponctuelles avec des exploitants forestiers privés. Les bois transformés par la scierie proviennent d’un rayon inférieur à 100 km, selon une répartition des coupes discutée avec l’ONF. Pour limiter ses coûts de logistique, nous faisons l’hypothèse que la scierie passe par le circuit d’approvisionnement de Norske Skog, avec lequel elle partage le parc à grume. Norske Skog facture 15 €/m3 de bois à la scierie, correspondant au service et au coût de transport.

Une unité semi-industrielle innovante

Face au défi de transformation de la ressource locale de basse qualité en un produit technique utilisable en construction, la scierie se positionne comme étant une industrie innovante. Cela signifie produire des sections de bonne qualité mécanique et proposer un produit sur mesure adaptable à un large éventail de projet de construction. Pour produire des sections de bonne qualité, la scierie est équipée d’une ligne de production performante qui produit des avivés de hêtre séché et transformé, et les assemble par aboutage. Pour être facilement utilisable en construction et appropriable par les prescripteurs locaux, elle se dote d’un outil robotique relié à une commande numérique permettant une grande flexibilité de production. Elle compte une trentaine de salarié, avec tous types de qualification.

Un produit de haute valeur ajoutée : le bois assemblé croisé par piquots.

Avec un rendement matière de 60%, elle produit 30 000 m3 de sciage technique appelé bois assemblé croisé par piquots. C’est le produit de base d’un système constructif plébiscité par les maîtres d’œuvre locaux. Elle vend ses produits finis à un prix d’environ 500 €/m3. Malgré un coût de production élevé, le prix reste compétitif avec les autres matériaux de construction grâce à un coût de pose sur chantier très réduit. Une gestion optimisée de ses connexes lui assure une stabilité financière. Elle les valorise principalement avec les entreprises de la Green valley. Par exemple, Norske Skog récupère ses écorces et la sciure pour produire de l’électricité et récupère ses déchets de sciage pour les valoriser en alimentation animale via le projet Arbiom de bioraffinerie autour du hêtre.  

Un scénario synthétique pour la modélisation

Pour les besoins de la modélisation, ce scénario est ensuite simplifié. Les variables principales pour répondre aux questions essentielles des modélisateurs pour tester l’impact d’une scierie sur le territoire sont les suivantes : où est implanté le projet ? Quel est le type de production ? Quel volume est produit annuellement ? Quel est le rayon d’approvisionnement ? Ces informations sont résumées dans la figure 4.

Figure 4: représentation simplifié du scénario construit avec les acteurs.
Tableau 1: variables du scénario

Modélisation bioéconomique

Une fois les variables de la trame narrative quantifiées, l’étape suivante est leur transfert dans l’outil de simulation, chez nous le modèle FFSM (French Forest Sector Model). Pour les besoins de l’étude, une modification structurelle est apportée au modèle FFSM. Elle prend deux formes. D’une part, nous distinguons spécifiquement les volumes de hêtre en forêt des autres essences feuillues pour chaque pixel de 8 km x 8 km et chaque classe de diamètre dans le module ressource en forêt (voir figure 1). D’autre part, trois nouveaux produits sont créés dans le module marché : sciages, placages et bois d’œuvre de hêtre, comme illustré sur la figure 5. Ce travail a été réalisé par Claudio Petucco du LIST à partir d’un algorithme préexistant pour le frêne.

Figure 5: Structure du module marché de FFSM et détail des modifications apportées pour l’étude. La structure originelle est représentée par les rectangles pleins, les modifications apportées sont en grisé.

Hypothèses de simulation

En partant des variables du scénario résumé sur la figure 3, nous simulons plusieurs cas de figure en faisant varier (1) le volume consommé par la scierie et (2) les contraintes de localisation des bois exploités. Ces différents cas de figure permettent de réaliser une analyse de sensibilité par rapport à ces hypothèses. Ainsi, concernant le volume des bois transformés par la scierie, nous testons 5 volumes possibles : 4000, 10000, 30000, 50000 et 100000 m3. Ces valeurs sont reparties autour de la valeur cible de 30000 m3 définie dans la trame narrative du scénario.  Nous testons par ailleurs quatre modalités pour la contrainte spatiale de l’exploitation : une modalité sans contrainte (= les bois peuvent provenir de n’importe où, en fonction de la ressource disponible et des coûts de transport) ; une modalité avec contrainte limitée (= on impose au modèle une légère « préférence » pour l’exploitation des bois locaux) , une modalité avec contrainte forte (= on impose une forte préférence pour les bois locaux) ; une modalité avec contrainte forte et augmentation des coût de transport (= on impose une forte préférence pour les bois locaux et, en outre, le transport devient très coûteux).

Résultats SE « production de bois »: volumes exploités et volumes en forêt

La mise en place d’une scierie de hêtre sur le territoire conduit à augmenter les volumes de hêtre exploités. La répartition spatiale de ces volumes exploités est bien sûr dépendante des hypothèses mentionnés précédemment.  Il est ainsi possible de dresser une carte de la dynamique du volume de hêtre en forêt en fonction de ces hypothèses. Compte tenu de l’augmentation relativement modeste des volumes d’exploitation induit par la nouvelle scierie relativement au stock de bois sur pied, nous notons visuellement peu de différences à l’échelle du quart nord-est de la France selon qu’il y ait, ou non, de scierie mise en place (figure 7).

Lorsqu’on zoome sur la région d’Épinal, les différences sont néanmoins plus perceptibles comme l’illustre la figure 8. Dans les pixels directement à proximité de la scierie, qui sont potentiellement les plus affectés, la différence dans le stock total de hêtre sur pied est de l’ordre de 8% entre un scénario avec mise en place d’une scierie (cas 100000 m3/an et récolte concentrée) et le scénario sans scierie.

Résultat SE « atténuation du changement climatique » : carbone stocké et substitué

Pour le deuxième SE étudié, nous synthétisons les impacts sur le carbone séquestré et substitué dans le tableau 2. On peut y voir que, globalement, la mise en place d’une scierie sur le territoire a un effet positif sur la fourniture du SE « atténuation du changement climatique ». Au niveau régional, et en cumulé, le gain est de l’ordre de 3 MtCO2équivalent[1] en 2050 par rapport à 2012. Les hypothèses sur la répartition spatiale de la récolte n’ont que peu d’impact sur ce bilan. Il est intéressant de noter que, bien que le stockage cumulé de carbone en forêt soit plus faible dans le scénario « mise en place d’une scierie », cet effet est surcompensé par l’effet de substitution dans la filière.

Tableau 2: détails de la composition du bilan carbone de la filière forêt bois pour la région Grand Est pour trois scénarios contrastés. Émissions cumulées et variation des stocks en 2050 par rapport à 2012.

[1] Pour comparaison, les émissions d’un pays comme la France sont de l’ordre de 300 MtCO2équivalent/an.

Évaluation du service récréatif en forêt

La question que nous nous posons ensuite est celle des conséquences d’une modification de l’état des forêt (densité, diamètre moyen des arbres, gestion forestière, etc) induite par la mise en place d’une scierie de hêtre sur le territoire sur la fourniture de services récréatifs en forêt.

La récréation est généralement quantifiée à travers deux indicateurs économiques: le nombre de visites par an en forêt ainsi que la valeur récréative de la forêt du point de vue de la société. Ces mesures peuvent être cartographiés afin de rendre compte des disparités spatiales dans la fréquence des visites. La dimension spatiale de l’analyse permet également d’identifier quels habitants sont affectés positivement et négativement par le scenario. Dans notre cas, le scenario de mise en place d’une scierie a pour conséquence une récolte accrue de bois de hêtre en forêt. Le défi consiste donc à évaluer l’impact de cette récolte accrue sur la récréation, de manière spatialement explicite.

Une enquête réalisée en 2010 en Lorraine complétée par une méthode des choix discrets (discrete choice experiment) a permis d’identifier les variables affectant la récréation en forêt. Les visiteurs potentiels préfèrent ainsi les arbres de grande taille par rapport aux arbres de petite taille. A ce niveau, traduire l’intensification de la récolte en un effet sur la hauteur des arbres n’est pas simple et immédiat. Néanmoins, il est probable que l’intensification liée aux récoltes pour la scierie aille de pair avec une réduction de la durée des rotations, ce qui aurait pour conséquence de réduire la hauteur moyenne observée. Par ailleurs, les visiteurs préfèrent la présence de bois mort dans une forêt à une absence de bois mort. Là encore, le lien avec l’intensification de la récolte n’est pas direct. Néanmoins, il est probable qu’une stratégie de récolte plus intensive réduira la quantité de bois mort laissée dans la forêt pour la décomposition naturelle. Cependant, il est important de garder à l’esprit que le choix de la stratégie de récolte est le principal déterminant de la quantité de bois mort laissé en forêt. La récolte peut être extensive mais sans bois mort laissé au sol (car récolté par affouage par exemple).  Les résultats expérimentaux montrent ensuite que les visiteurs, bien que préférant disposer d’espaces ouverts dans la forêt, ont une désutilité marquée vis-à-vis des espaces ouverts résultant d’une coupe à blanc. Or une exploitation plus intensive de la forêt pourrait conduire à des coupes à blanc plus fréquentes dans le paysage. Mais là encore, comme pour la présence de bois mort, une augmentation de la récolte de bois ne conduit pas nécessairement à une coupe à blanc, car d’autres méthodes de prélèvement existent. Enfin, les visiteurs préfèrent les forêts de feuillus aux forêts de résineux. En conséquence, une modification à long terme des surfaces forestières en faveur du hêtre pourrait conduire à un effet positif sur la valeur récréative des forêts à proximité.

Bilan de l’étude: une première étape qui va se poursuivre dans le projet Territoires d’innovation « Des Hommes et des Arbres »

L’objectif de cette étude était de combiner plusieurs outils de modélisation appliquée afin de construire un démonstrateur pour évaluer la fourniture de SE forestiers sur une partie du territoire du PNRBV. Ce démonstrateur est encore un prototype qui servira, dans les mois à venir, de base pour la construction d’un réel outil de transfert de la recherche et des connaissances à destination des acteurs du territoire. Les perspectives qu’il offre sont variées et le futur outil intégrera d’autres fonctionnalités. En particulier, en terme d’indicateurs fournis, d’autres SE seront considérés comme la fourniture d’eau potable (production) et la qualité de cette eau (régulation). Par ailleurs, à côté de la fourniture de SE, d’autres indicateurs environnementaux pourront être considérés (comme les autres types d’émissions que les gaz à effet de serre par exemple, en lien avec le couplage FFSM-ACV réalisé dans le reste du VR4), mais aussi d’autres indicateurs socio-économiques, par exemple les retombées en terme d’emplois. A moyen terme enfin, l’outil sera mobilisé pour la production d’évaluations multicritère et multi-acteurs spatialisées.

Pour en savoir plus

Auteurs: Loïc Kawalec, Jens Abildtrup, Antonello Lobianco, Claudio Petucco, Léa Tardieu et Sylvain Caurla

Contact: sylvain.caurla@inrae.fr

Référence

Alcamo, J. 2008. Chapter Six The SAS Approach: Combining Qualitative and Quantitative Knowledge in Environmental Scenarios. Developments in Integrated Environmental Assessment 2:123-150