Accueil du public et préservation de la biodiversité: synergies ou arbitrages?

L’accueil du public est l’un des objectifs stratégiques du PNRBV comme le précise sa charte (orientation n°3 : Mieux accueillir les visiteurs du territoire et promouvoir une image « Ballons des Vosges »). Dans le même temps, cette charte insiste également sur la nécessité d’agir pour la biodiversité et de favoriser les continuités écologiques (orientation n°1). Les noyaux de biodiversité étant essentiellement situés dans le cœur du Parc, notamment dans les Hautes-Vosges qui constituent également une zone de forte affluence touristique, se pose alors naturellement la question de l’interaction entre ces deux objectifs : sont-ils conciliables sur le territoire ? Ou bien existe-t-il des zones où des arbitrages sont nécessaires ? Cette question semble légitime dans la mesure où l’accueil du public nécessite des infrastructures (routes, chemins, stations de sport d’hiver, etc) qui peuvent occasionner des nuisances (pollution de l’air et de l’eau, cueillette, nuisances sonores, etc) auxquelles certaines espèces emblématiques, comme le grand Tétras, semblent être particulièrement sensibles.

Grand tétras (Tetrao urogallus) espèce-parapluie emblématique du PNRBV. Le dérangement par les activités touristiques, en particulier en période hivernale et printanière, est considéré comme la deuxième cause la plus importante de la diminution des effectifs après la fragmentation de son habitat (photo: PNRBV)

Le travail mené dans ce volet de AFFORBALL s’articule autour de deux objectifs. Le premier objectif consiste à modéliser de manière spatialement explicite l’attractivité du territoire, c’est-à-dire les zones représentant un fort enjeu touristique. Le second objectif est de calculer un indicateur spatialisé de qualité des habitats. Cette qualité des habitats constitue un marqueur de la biodiversité ordinaire et remarquable. Une bonne qualité des habitats étant associée à un niveau de biodiversité élevé, et inversement. La confrontation entre les deux indicateurs d’attractivité et de qualité des habitats permet ensuite d’identifier, toujours de manière spatialement explicite, les zones où les deux objectifs sont compatibles et celles où des arbitrages apparaissent.

La floraison des jonquilles à Gérardmer engendre un pic de fréquentation touristique sur quelques jours au printemps (photo: Sylvain Caurla)

Une méthode pour modéliser spatialement l’attractivité du territoire et la qualité des habitats naturels

L’accueil du public, ou récréation, fait partie de ce que l’on appelle les services écosystémiques. Plus précisément, il s’agit d’un service socio-culturel offert par les écosystèmes aux sociétés humaines. Les autres types de services écosystémiques sont les services de régulation (e.g. climat, inondation), les services d’approvisionnement (e.g. bois, cueillette de myrtilles) et les services de soutien (e.g. cycle du carbone, de l’eau).  Un premier verrou méthodologique à lever est celui de la modélisation spatialisée à l’échelle d’un territoire de ces services. En général, les travaux existants appréhendent cette modélisation à travers l’offre des services et non leur demande. L’offre de services est souvent basée sur les attributs biophysiques. Par exemple, modéliser le service « approvisionnement de bois » revient souvent à quantifier la ressource en bois disponible en forêt. Mais cette vision met de côté la demande potentielle en bois : si la ressource est inexploitable car la pente trop forte par exemple, la ressource a beau être disponible, elle ne pourra rendre aucun service. Le problème se pose dans les mêmes termes pour la récréation : un site peut avoir un potentiel touristique très fort mais, s’il est trop éloigné ou s’il est trop coûteux à atteindre, il ne se sera pas ou peu visité. C’est d’ailleurs parfois une stratégie volontaire dans le cas de zones à protéger (e.g. îles Galápagos).  Notre stratégie est donc de modéliser conjointement l’offre et la demande de récréation et de produire un indicateur agrégé d’attractivité tenant compte de ces deux aspects. Pour cela, nous nous basons sur les résultats d’une enquête menée en 2010 et portant sur les déplacements touristiques dans le département des Vosges. Comme le PNRBV n’inclut qu’une partie des résultats de cette enquête, seules les observations portant sur le périmètre du parc ont été conservées

La cueillette de l’Arnica sur les chaumes à la fin du mois de juin est reglementée et constitue un service écosystémique (photo: Sylvain Caurla)

Modélisation de l’offre de récréation sur le PNRBV

La modélisation de l’offre de récréation consiste à utiliser des méthodes statistiques pour identifier les déterminants biophysiques, aussi appelés prédicteurs, de la récréation. Par exemple, on peut faire l’hypothèse que la présence de forêts, d’aménités comme les myrtilles ou de plans d’eau constituent des déterminants positifs de la récréation. En revanche, on peut faire l’hypothèse que les zones à proximité des habitations ou des routes sont moins attractives. Les résultats de ce travail confortent certaines de ces hypothèses mais font également apparaitre des éléments surprenants.  En tout premier lieu, il apparait que le prédicteur le plus puissant de l’offre de récréation est l’altitude. Mais, de manière inattendue, son effet est non-linéaire et l’offre de récréation évolue de manière convexe avec l’altitude. Autrement dit, jusqu’à une altitude seuil (environ 823 m dans le cas du PNRBV), l’offre diminue avec l’altitude. Au-delà de ce seuil, l’offre augmente avec l’altitude. Ce phénomène peut s’expliquer par la concentration des déterminants de l’offre de récréation dans les hauteurs d’une part et dans les vallées d’autre part. Les autres prédicteurs significatifs sont, par ordre d’importance, la présence d’eau et la présence de points d’intérêt naturels et culturels sur le site. Concernant les types de forêt, ce sont les forêts mixtes qui présentent le plus grand intérêt touristique comparativement aux forêts de feuillus ou conifères purs. En revanche, contrairement à ce à quoi on pouvait s’attendre, la présence d’habitations à moins de 2 km et la densité des chemins forestiers ne diminue ni n’augmente l’offre de récréation.

Les zones d’altitude constituent les zones les plus attractives d’un point de vue touristique, ici le massif du Hohneck au mois d’avril (photo: Sylvain Caurla)

Modélisation de la demande de récréation sur le PNRBV

La demande de récréation est calculée à partir de l’enquête initiale en y appliquant un modèle de coûts de déplacement. Ce type de modèle est largement utilisé dans la littérature scientifique. Il vise à reconstituer une fonction de demande, c’est-à-dire la quantité du service récréation qu’un consommateur est prêt à acheter étant donné son prix sur le marché. Ici le prix ne porte pas sur l’entrée dans le site touristique, qui est gratuit, mais sur tous les biens et services permettant d’y accéder et d’en profiter (e.g. le moyen de locomotion, le carburant, les chaussures de marche, etc). Comme attendu dans ce genre de modèle, les résultats montrent que la distance parcourue (et donc le coût du voyage) affecte négativement la demande de récréation. Par ailleurs, le revenu des consommateurs affecte positivement, bien que faiblement, la demande de récréation. Ce résultat est inhabituel dans les modèles de coûts de déplacements dans lesquels le revenu n’affecte généralement pas de manière significative les résultats.

Synthèse : l’indice d’attractivité sur le PNRBV

L’indice d’attractivité est ensuite défini mathématiquement comme la moyenne géométrique de l’offre et de la demande de récréation. L’utilisation d’une moyenne géométrique permet de palier aux cas où l’offre compenserait la demande ou vice-versa. Avec la demande géométrique l’offre ne peut jamais compenser totalement la demande ou vice versa. Par conséquent, un indice combiné d’attractivité élevé révèle une forte attractivité des facteurs d’offre combinée à une forte attractivité des facteurs de demande.

Indice d’attractivité (CAI) à gauche et hotspot (à droite). Plus la couleur est sombre, plus la zone est attractive (gauche). Les zones en rouges (droite) sont les plus attractives. (source: Tardieu L, Tuffery L (2019), From supply to demand factors: what are the determinants of attractiveness for outdoor recreation? Ecological Economics 161, 163-175.)

Modélisation spatialisée de la qualité des habitats

La dégradation de la qualité de l’habitat dépend des menaces provenant de différentes sources, par exemple les zones artificialisées, les terres agricoles ou encore les voies de communication (routes, sentiers). L’indice de qualité des habitats repose sur 4 indicateurs : l’impact relatif de ces menaces sur les habitats, la distance entre l’habitat et ces menaces, la qualité initiale de l’habitat et la sensibilité de l’habitat par rapport aux menaces considérées. Le travail de calibration de ces 4 indicateurs a consisté en une revue de la littérature et en des entretiens avec les experts du PNRBV. La figure ci-dessous montre l’indice spatialisé au niveau du PNRBV. Un indice de qualité présentant un score élevé dans un pixel signifie que la qualité de l’habitat est élevée dans le pixel par rapport à celle des autres pixels.

Indice de qualité des habitats (source: Tardieu L, Tuffery L (2019), From supply to demand factors: what are the determinants of attractiveness for outdoor recreation? Ecological Economics 161, 163-175.)

Le PNRBV semble séparé en deux parties. Le versant Ouest du massif vosgien présente l’indice de qualité des habitats le plus élevé. Inversement, le versant Est présente un indice relativement plus bas. Les deux menaces qui semblent être les principaux déterminants de la qualité de l’habitat sont la présence de sentiers et de terres agricoles. Le versant Est correspond à la zone la plus dense en sentiers de randonnée et suit la grande ceinture agricole située à l’Est du PNRBV. Les autres facteurs de menace (milieux urbains et routes) semblent moins importants pour la qualité relative de l’habitat en raison de la faible concentration de ces éléments sur le territoire.

Interaction entre qualité des habitats et attractivité : synergies ou arbitrages ?

A partir des indices calculés précédemment, nous mettons en évidence une corrélation négative entre l’indice d’attractivité et la qualité de l’habitat au niveau du PNR. Autrement dit, statistiquement, une forte attractivité s’oppose à une qualité élevée des habitats. Ce résultat n’est pas surprenant car la dégradation des habitats modélisée précédemment est fonction de la proximité avec les facteurs de pression anthropique comme la présence de routes et donc l’accessibilité. Néanmoins, ce résultat est en désaccord avec la littérature scientifique qui montre, dans un certain nombre de cas, qu’une corrélation positive existe entre la qualité de l’environnement et l’attractivité. Nous faisons donc l’hypothèse que le résultat que nous avons obtenu est directement lié à la façon dont nous calculons l’indice de qualité de l’habitat en reliant la distance des activités humaines aux menaces qui pèsent sur la qualité des sites. Pour vérifier cette hypothèse, nous mesurons la corrélation entre l’attractivité et un autre type d’indice de qualité de l’habitat. Ce second indice est un proxy du degré de statut de protection environnementale, obtenu en chevauchant les différentes couches de zones ayant un statut de protection (e.g. Natura 2000, réserves intégrales, etc). Dans ce cas, nous obtenons une corrélation positive entre cet indice et l’attractivité, ce qui signifie que l’attractivité augmente avec un niveau de protection plus élevé. Ce résultat peut sembler de prime abord incompatible avec le premier résultat. En réalité, il s’explique par le fait que les deux indicateurs ne représentent pas nécessairement le même type de biodiversité. Les statuts de protection sont liés principalement à une biodiversité remarquable (e.g. espèce parapluie comme le grand tétras), et la qualité de l’habitat calculée précédemment porte à la fois sur la biodiversité remarquable et ordinaire.

Comment ces résultats peuvent-ils influencer l’aménagement de l’espace au sein du PNRBV ?

Dans les Hautes Vosges, l’objectif de la charte est d’allier conservation de la biodiversité et attractivité touristique. Nos résultats abondent dans ce sens puisqu’ils montrent que ce territoire est à la fois le plus attractif mais également celui présentant les niveaux de qualité des habitats les plus élevés. Cependant il s’agit également d’un territoire où ces deux orientations présentent une corrélation négative. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’il existe une compétition entre ces deux orientations dans cette zone : les zones fortement attractives tendant à être plus dégradées. Les efforts de conservation semblent donc insuffisants dans cette zone.

Le massif du Hohneck dans les Hautes-Vosges (photo: Sylvain Caurla)

Cette corrélation négative n’est en revanche pas observée sur le Plateau des 1000 étangs. Cette zone bénéficie d’une qualité d’habitat élevée, laquelle présente une corrélation positive avec l’indice d’attractivité. Autrement dit, sur cette zone, les zones fortement attractives tendent également à être les plus qualitatives en terme d’habitat naturel. Dans cette zone, l’objectif affiché de la charte est de préserver la qualité de l’habitat et de limiter le déclin des activités agricoles et industrielles. L’objectif semble donc pertinent ici, même s’il pourrait probablement être plus ambitieux en développant une politique de loisirs autour des produits agricoles et en mettant en place un meilleur plan de communication autour de la richesse des habitats naturels de la zone.

Paysage du plateau des mille étangs (photo: Vosges matin)

Pour en savoir plus: Tardieu L, Tuffery L (2019), From supply to demand factors: what are the determinants of attractiveness for outdoor recreation? Ecological Economics 161, 163-175. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800918313089